Depuis plus de 50 jours, la réponse qui leur est donnée par le gouvernement reste invariable : ces personnes sont dans l’illégalité et il faut réexaminer les dossiers au cas par cas. Chaque refus des autorités est vécu comme une douche froide qui enfonce les personnes dans un sentiment d’impuissance et d’abandon.

Que faut-il avoir accumulé de souffrances dans une vie pour être acculé.e à une grève de la faim ? Dans quel état de délabrement psychique doit-on se trouver pour qu’une grève de la faim soit la seule alternative de souffrances singulières et collectives ? Quel degré d’inhumanité faut-il avoir expérimenté pour en arriver à une situation aussi extrême ? Lorsqu’on écoute leurs récits de vie, on constate que ces personnes vivent dans l’insécurité permanente, dans la peur, à la merci de l’exploitation par d’autres personnes peu scrupuleuses, dans une sorte de cul de sac où les choix qui leur sont proposés n’en sont pas.

Pourtant le discours social ne pointe qu’à peu d’occasions les souffrances qu’ils endurent, parfois depuis de très nombreuses années, les conditions de vie qui les exposent à de grandes vulnérabilités et une précarité extrême. Non, le discours politique préfère souligner leur statut d’« illégaux ». Etymologiquement, illégal signifie qui est contre la loi, qui contrevient à la loi. Parler d’« illégaux » revient à considérer que les personnes elles-mêmes sont contraires à la loi. De quels délits, de quels crimes ces personnes sont-elles coupables ? A part être des ressortissants sans accès à une inscription administrative et donc sociale, sont-elles des parias, des entêtés, des irresponsables ? Ou des hommes, des femmes, des familles, des enfants exclus des réponses aux besoins les plus fondamentaux : le logement, la santé, le travail, l’éducation, la sécurité ?

Des « illégaux » ? Il y a des délits et des crimes bien plus discutables sur le plan moral et judiciaire… De plus, il y a un temps de sentence pour tout délit sauf pour celui d’être illégal, une exclusion sociale qui peut perdurer toute une vie pour soi et ses enfants…

Des « illégaux » ? Plutôt des hommes et des femmes qui pour certains, ont passé plus de la moitié de leur vie en Belgique. Des hommes et des femmes qui ont fui l’oppression, le manque d’avenir, les maltraitances. Des hommes et des femmes qui ont construit un semblant de vie en Belgique malgré le rejet et la précarité. Des hommes et des femmes qui ont épuisé toutes les possibilités de recours en attente d’un mieux. Des mères et des pères qui élèvent leurs enfants dans des conditions précaires, des enfants à la scolarité sans possibilité d’avenir. Des femmes exposées à tous les dangers. Des hommes et des femmes qui sont exploités au sein d’une économie de marché au noir faite de salaires de misères et d’abus. Des hommes et des femmes qui nous livrent des repas, qui gardent des enfants, qui travaillent dans des arrière-cuisines, qui nettoient, qui maçonnent… Une main d’œuvre que nous exploitons sans vergogne car ces hommes et ces femmes sont assignés à une place de faibles, de vulnérables, de personnes sans défenses et sans droits. C’est le prix qu’ils paient pour leur « illégalité ».

Cette grève de la faim est, pour celles et ceux qui la mènent, une ultime tentative de mettre fin aux souffrances et à l’injustice.

En face, l’intransigeance politique s’appuie sur des arguments de droits, de fermeté à tenir face aux chantages, à l’appel d’air, aux comportements de rapports de force... De nombreuses lettres ouvertes ont largement abordé les bases bancales de cette argumentation qui oublie combien l’application de la procédure repose sur la suspicion généralisée et sur une interprétation arbitraire de chaque situation. D’où un contraste saisissant entre des textes de loi qui se veulent clairs et transparents et une application qui s’apparente plutôt à une grande loterie. Le chemin pour obtenir un droit de séjour en Belgique ressemble à un immense terrain de sables mouvants où bien des gens s’enlisent.

Dans la même veine, l’appui psychologique aux grévistes proposé récemment par le Secrétaire d’Etat est un affront supplémentaire. Il réduit la souffrance psychique des personnes à un problème strictement individuel (« Avec un peu d’aide psychologique, vous allez voir, ça ira mieux et vous abandonnerez cette grève inutile »). Les problèmes de santé mentale sont bien présents sur le terrain, après 2 mois de lutte infructueuse et de nombreuses années de souffrances clandestines, et des soins sont nécessaires. Mais l’offre psychologique disjointe d’une véritable négociation s’apparente à un détournement du soin : il ne s’agit pas de travailler avec les personnes à partir des conditions de leur vécu, mais de faire croire, faire semblant que le problème est ailleurs. Ce dévoiement de la santé mentale est malheureusement une tendance qui existe déjà par ailleurs, mais il trouve ici une concrétisation particulièrement heurtante.

Nous sommes particulièrement inquiets de ce que l’affaire actuelle révèle à une plus large échelle.

Elle met en lumière la vacuité d’un type de discours politique éculé : « humain mais ferme », « humain mais juste ». Ici, le terme humain sous-entend la mollesse, l’injustice. Ceci souligne la limite des formules politiques qui cherchent à travestir des mesures qui produisent des conséquences concrètes « inhumaines » sur la vie des personnes, surtout si elles penchent du côté de la contrainte. Les citoyens d’un pays démocratique qui peut mener des politiques « inhumaines » peuvent-ils rester sereins ?

Cette affaire met aussi en lumière l’instrumentalisation de la souffrance : acceptable ou inaudible en fonction de qui en fait l’objet. Cette inégalité face à l’empathie et à la solidarité nous renvoie l’image d’une collectivité à plusieurs vitesses, avec les « in » et les « out ». La situation des sans-papiers est d’ailleurs le révélateur d’inégalités croissantes qui ont été une nouvelle fois dénoncées durant la crise du Covid, sans que, jusqu’ici, des solutions soient apportées pour que la solidarité redevienne l’affaire de tous.

Cette affaire met à l’épreuve notre dignité d’humains face à d’autres humains. Une dimension fondamentale de la psyché réside dans le rapport aux autres, dans notre capacité à reconnaître les autres comme nos semblables et à pouvoir leur témoigner cette reconnaissance par des interactions et des gestes qui respectent leur dignité en tant qu’êtres humains. Vivre dans une société où les attaques contre une telle reconnaissance peuvent non seulement être ouvertement menées mais également justifiées, constitue une épreuve pour l’ensemble de la société : en refusant la reconnaissance à d’autres, nous abîmons notre propre dignité.

Cette affaire met enfin en lumière le cul-de-sac dans lequel bon nombre d’hommes et de femmes politiques se retrouvent coincé.es. Nous assistons ces derniers jours à des phénomènes qui pourraient prêter à rire s’ils n’étaient pas inquiétants : les présidences de 2 partis de la majorité qui lancent un appel à leurs collègues… via une carte blanche dans la presse. Un secrétaire d’Etat qui, à son tour par voie de presse, n’a pour seule réponse que de défendre son humanité personnelle et se plaindre à cette occasion de combien il est difficile d’être vu comme le « méchant », espérant sans doute activer notre compassion… à son égard. 

 

Ce faisant, on constate le blocage profond au sein de la majorité, mais on nourrit aussi ce blocage tant l’issue politique apparaît de plus en plus conditionnée à la défaite d’une des parties et donc à son humiliation. Un tel développement ne peut que conduire à ce que chaque partie rigidifie sa position, il empêche la recherche de solution qui permette à l’Etat et à la collectivité de sortir de la situation par le haut.

En attendant, les personnes hébergées au Béguinage, à la VUB et à l’ULB sont en danger. Elles réclament une solution collective à un problème collectif. Il est plus que temps pour l’ensemble du Gouvernement de s’impliquer sur ce dossier. Il est plus que temps pour nous tous d’entamer un véritable travail pour que les petites dérives et les grands abus qui ont conduit à une telle situation soient enfin combattus et corrigés. En tant que société humaine, nous méritons mieux que ça et nous pouvons mieux que ça.

 

La Ligue Bruxelloise pour la Santé Mentale